THE REVENANT est indéniablement un gros morceau de cinéma, assez difficile à aborder d’un point de vue critique, finalement. Pour ce faire, je commencerai du coup par contredire deux affirmations courantes autour du film, « comme par hasard » liées aux prochains Oscars qui seront décernés ce week end :
- Le film serait un pur chef d’œuvre, qui devrait logiquement permettre à
Alejandro Gonzalez Iñaritu un doublé historique avec les Oscars du meilleur film et du meilleur réalisateur deux années de suite.
- C’est le plus grand rôle de l’histoire de
Leonardo DiCaprio, et si l’Academy n’est pas capable de réparer l’injustice qui lui est faite depuis ses débuts et lui refiler enfin la statuette tant convoitée, c’est à désespérer.
Alors, non,
The Revenant n’est pas le plus grand film du monde, le truc qui enverrait
Kubrick,
Malick et
Tarkovski se rhabiller immédiatement, et instaurerait une nouvelle date dans l’histoire du cinéma.
Pour plusieurs raisons, à commencer par le fait que le film est trop long. Personnellement, je n’ai aucun problème avec les films de trois heures ; et, pour le coup, je ne me suis pas ennuyé pendant le visionnage. Il n’empêche qu’il n’y a pas besoin de 2h30 pour un film dont l’argument de base consiste juste en une vengeance personnelle basique (et qu’on ne me mette pas en face de ma mauvaise foi légendaire en me ressortant les 4 heures de
Kill Bill 1 + 2 !). Ainsi, à force d’accumuler les scènes sur des motifs répétitifs, le film finit par se perdre par moments. Pire : les épreuves auxquelles est confronté le personnage finissent par paraître too much, et on n’y croit pas toujours. Un comble, alors que c’est tiré d’une histoire vraie – et que ça a même semble-t-il été « adouci » par rapport à la réalité !
Mais le plus gros problème du film (et c’est lié au même point), c’est l’inadéquation entre les moyens déployés à l’image et ce que ça raconte. A savoir, pas grand-chose. Sauf que tout le monde semble donner l’impression d’avoir plein de grandes choses à dire – le film multiplie les plans oniriques, les séquences qui se voudraient significatives, les digressions sur la naissance de l’Amérique dans le sang et la violence… pour rien, ou presque, au final.
Sans aller jusqu’à la critique des
Inrocks qui voient dans le final du film l’affirmation de la puissance de Dieu sur la loi des hommes, on peut se dire à l’apparition du dernier plan (magnifique, comme tout le reste du film) : « tout ça pour ça » ?
Tarantino, on y revient encore, avait un discours beaucoup plus intéressant sur les mêmes thèmes dans
Les Huit Salopards – film « frère » de
The Revenant à plus d’un titre. De même, on pense souvent au magnifique
Dernier des Mohicans de
Michael Mann – qui lui aussi se débrouillait autrement mieux pour raconter les mêmes choses.
Pétard mouillé décevant, loin d’être à la hauteur de sa glorieuse réputation, alors ? Oh que non, carrément pas !
Parce que, d’un point de vue purement cinématographique, c’est une pure merveille.
Iñaritu et son directeur de la photographie
Emmanuel Lubezki poursuivent leur travail sur le plan-séquence, notamment ; tout comme ils prolongent leur entreprise d’immersion du spectateur dans le film. A la fois par sa manière de sculpter la lumière et par sa capacité à gérer des mouvements de caméra incroyables, le chef op’ pourrait ici être crédité comme co-réalisateur, tant le résultat à l’écran rend le travail des deux hommes indissociable. (et allez, un Oscar prévisible pour lui aussi !)
The Revenant n’est pas un film qui se regarde, mais une expérience qui se vit en direct. A travers quelques scènes hallucinantes, le film éprouve notre capacité de résistance à ce qui nous est montré. On est constamment immergé, comme les personnages, au sein de l’action. La première scène de l’attaque des trappeurs par des indiens est ainsi saisissante. Rarement l’impression d’être au cœur des combats n’aura été aussi présente (je ne vois que le
Bloody Sunday de
Paul Greengrass pour avoir provoqué le même type de réaction jusque là). Pareil pour l’attaque de l’ours, d’autant plus impressionnante que la scène joue sur l’étirement du temps et les pauses dans l’action.
En collant aux basques des trappeurs du Grand Nord américain confrontés à une nature hostile et à des ennemis qui ne le sont pas moins, on finit par avoir l’impression de passer 2h30 avec eux. Dans le froid, la crasse et la peur.
En collant aux basques d’un personnage laissé pour mort et qui doit lui aussi affronter les éléments, on vit sa renaissance (ô combien douloureuse). Là aussi, dans le froid, la crasse et la peur (terrible « scène du cheval », entre autres joyeusetés dégueulasses !).
Le film est alors sans cesse éprouvant. Pas seulement parce qu’il multiplie les scènes sanglantes, sauvages, gore et autres. Mais surtout parce que la manière frontale dont il illustre cette sauvagerie fait l'effet d'un coup de point en pleine gueule. Ou plutôt une succession de coups de poings.
Et non, ce n’est pas la meilleure performance de Leo, qu’on a connu beaucoup plus subtil et inspiré (notamment chez
Scorsese, même dans les films de leur duo que j’apprécie le moins, ou encore chez
Spielberg. Note personnelle : et évidemment chez
James Cameron, dans le rôle qui aurait dû le lui rapporter depuis 20 ans, son putain d’Oscar !).
Il a ici parfois tendance à en faire des caisses, pour pas grand-chose. Comme son réalisateur, quoi !
Mais bon, plus que son jeu d’acteur, c’est évidemment son investissement personnel qui impressionne ici. Ce n’est pas ce qu’il fait de son visage, de ses émotions, ou la manière dont il incarnerait la psychologie de son personnage, qui importe dans ce film précis. C’est ce qu’il fait de son corps, la manière dont il occupe l’espace, les épreuves qui lui sont infligées et la façon dont il les surmonte.
Face à lui,
Tom Hardy n’est pas en reste – avec une partition certes moins difficile, il parvient tout de même à incarner avec la même efficacité la rudesse de l’histoire et de son personnage. (comme dans
Mad Max Fury Road, il n'a pas grand-chose à faire pour imprégner la pellicule et imposer sa présence)
Tous deux sont l’incarnation à l’image de ce projet totalement fou. Evidemment, on sait bien que c’est un film. Que Leo n’a pas vraiment été attaqué par un ours, que de vrais indiens n’ont pas tiré de vraies flèches dans la tronche de vrais trappeurs, que l’équipe ne s’est pas amusée à dépecer des bisons et des chevaux, que les deux acteurs ne se sont pas réellement battus à mort à la fin du tournage…
Mais on a pu aussi lire/entendre/voir partout à quel point le tournage a été difficile, comment
Iñaritu s’est comporté en despote, listé la longue litanie des conflits, des blessures, des accidents, des problèmes les plus insurmontables (surmontés malgré tout). Comment les acteurs et l’équipe ont vraiment pataugé dans la neige pendant des semaines, mangé du foie cru, parcouru en tous sens des paysages impraticables et des cours d’eau gelés.
Même sans être le très grand film après lequel il court en vain,
The Revenant restera comme un de ces projets fous et démesurés, qui se révèlent précieux au sein d’un cinéma américain qui s’est transformé en machine prépère sans aucune prise de risque.
Il n’est pas facile de rendre par les mots l’impact d’un film qui joue essentiellement sur les sensations et le ressenti du spectateur. C’est bien toute sa réussite, comme l’affirmation de la force de sa conception d’un cinéma total et reposant uniquement sur ce qui fait sa spécificité (mise en scène, travail sur l’image, montage, etc).