Ca m'embête un peu de donner mon avis sur le dernier film de Wong Kar Wai, parce que ça revient un peu à critiquer un film qui ne correspond pas à ce que je voulais voir - attitude dont on se moque régulièrement
par ici. Mais je m'explique : le problème fondamental de ce Grandmaster, à mon avis, c'est que WKW fait un "film de bataille de pieds" en se foutant royalement des films de batailles de pieds. J'veux dire, si ça l'intéressait, ce genre de truc, on le saurait depuis longtemps. Ce qu'il veut, lui, apparemment, c'est plutôt refaire pour la 12ème fois In the mood for love, juste avec quelques scènes de baston de temps en temps.
On peut surtout se demander ce qui a bien pu lui passer par la tête quand il a décidé de consacrer son nouveau film à l'histoire de Ip Man, personnage mythique de l'histoire chinoise récente, mentor de Bruce Lee - sujet hautement intéressant, mais 1/ déjà abordé maintes fois au cinéma, notamment dans le récent diptyque de Wilson Yip / Donnie Yen dont j'ai eu l'occasion de parler ici; et 2/ c'est totalement étranger à son cinéma, sur le papier et à l'écran (même si au début de sa carrière il a pu se laisser tenter à la marge par le cinéma d'action hong-kongais).
Or, en ce qui me concerne, j'aime les films de batailles de pieds et je m'en fous bien moins que môssieur Wong du haut de sa prétention. Et j'ai plus qu'apprécié les 2 Ip Man de Wilson Yip vus en DVD - je défie d'ailleurs quiconque ne les a pas vu de comprendre quoi que ce soit à la vie du personnage ici. Il a y donc clairement un hiatus entre le réalisateur et le public du film (ou au moins une partie de celui-ci) - ce qui n'est déjà pas terrible au départ.
Mais ça ne serait pas grave, à la limite, si WKW arrivait à nous embarquer dans son univers, comme il a souvent réussi à le faire par le passé. On pourrait, au bout de 10 minutes, se faire à l'idée que ce qu'on va voir est l'espèce de vision métaphysique et romantique habituelle du réalisateur, vaguement calquée sur un personnage historique et le détournement d'un genre cinématographique.
Sauf que, même en soi, le film est bancal. Déjà parce que WKW ne sait jamais trop sur quel pied danser : à hésiter constamment entre l'histoire de Ip Man, le film sur le kung-fu, l'histoire d'amour contrariée, les recherches visuelles, et encore plein d'autres choses, Wong finit par ne plus rien raconter et par perdre le spectateur. Mais son plus gros handicap réside dans la gestation compliquée du projet, dont la préparation et le tournage se sont étalés sur 5 ans au gré de constantes réécritures, de scènes re-tournées, de nombreux changements. C'est habituel pour lui, dont on sait qu'il peaufine toujours ses films jusqu'à la dernière minute. Mais on a clairement l'impression à la vision du film terminé que, cette fois, il a perdu le contrôle. On ne compte plus les faux raccords et les scènes visiblement filmées à des mois d'intervalle d'un plan à l'autre. Au premier tiers du film, on renonce à comprendre de quoi il veut nous parler.
Et à la fin, on ne regarde plus ça que comme un beau livre d'images. Je citerai trois exemples dans cette dernière partie, montrant à mon avis que le film échappe complètement à son réalisateur.
- la discussion entre Tony Leung et Zhang Ziyi, censée être le climax du film où les deux se rendent compte qu'ils ont passé leur vie à se fuir pour de mauvaises raisons. Sauf que, comme WKW ne s'est jamais préoccupé de créer une alchimie entre les deux, on s'en fout complètement et on ne ressent aucune émotion.
- le destin du personnage de La Lame, qu'on croise deux fois dans le film et dont on n'a donc rien à battre de la résolution de son conflit personnel
- le discours final de Ip Man en voix off, supposé éclairer sa vision du kung-fu comme philosophie de la vie. Mais comme c'est à peu près la première fois du film que le sujet est abordé, ça tombe comme un cheveu sur la soupe.
Je pourrais multiplier les exemples comme ça de trucs qui ne fonctionnent pas, parce que le film est complètement bordélique et jamais cohérent.
Alors évidemment, à côté de ça, le film est magnifique. C'est quand même la moindre des choses, vu le gars derrière la caméra; ça serait grave si en plus d'être à côté de la plaque, il nous pondait exceptionnellement un film moche ! Il y a un vrai travail de mise en scène sur les scènes de combats, dommage qu'il y en ait si peu. L'utilisation de la musique est superbe, qu'elle soit originale ou piquée ailleurs comme cette magnifique partition d'Ennio Moriconne pour [/i]Il était une fois en Amérique[/i]. Et les acteurs sont très bien, à commencer par Tony Leung - malheureusement sous-exploité.
Je retiendrai bien quelques scènes qui valent carrément le coup d'œil, et il faut dire aussi que je ne me suis pas spécialement ennuyé (peut-être qu'essayer de raccrocher les wagons de l'histoire, ça occupe !).
Après, il est évident que l'amateur de cinéma de kung-fu n'a pas attendu Wong Kar Wai pour combler ses attentes, et que de toute façon les films de Wilson Yip et Donnie Yen ont déjà rempli leur mission. Pour les autres, qui voudraient voir un bon film de baston avec des prétentions auteurisantes, peut-être que le cinéma d'un Tsui Hark est un peu ardu, mais au pire il y a Hero de Zhang Yimou qui passe mercredi sur Arte - c'est aussi beau, et au moins y'a du vrai bon fight dedans !
Quant à moi, ça m'aura surtout donné envie de voir ou revoir des anciens WKW, type Les Cendres du Temps ou Chungking Express. Vestiges d'une époque où il se prenait moins la tête à essayer de coller à ce que les critiques attendent de lui, et nous offrait des trucs bien plus enthousiasmants (In the Mood... étant à mon avis une sorte d'incident de parcours qui l'a fait basculer du mauvais côté et essayer par la suite de se conformer à son image nouvellement créée).
Note = 3/6 complètement subjectif