Après un certain nombre d’écoutes en une dizaine de jours, il est temps de donner mon avis complet et circonstancié sur ce huitième album de Nine Inch Nails (9ème si on compte Ghosts).
Et, comme je l’ai dit plus haut, il aura fallu du temps pour apprivoiser la bête, tant Trent Reznor est allé encore plus loin que d’habitude dans l’expérimentation avec ce nouvel opus. Qui est bien une sorte de « digest » de tout ce qu’il a fait auparavant, qui montre toujours la même exigence jusqu’au-boutiste de son créateur en ce qui concerne le traitement sonore, qui prolonge des pistes déjà explorées… toutes tendances qui devraient entraîner le fan du groupe sur des pistes balisées. D’autant plus si on y ajoute le design de l’album, confié à Russel Mills qui avait conçu celui du mythique The Downward Spiral.
La force et la réussite de cet HESITATION MARKS résident en premier lieu dans le fait qu’il va à l’encontre de toutes les attentes et s’avère foncièrement original et déroutant alors que c’est à la base du pur NIN tel qu’on le connait. Et même plus précisément l’évolution la plus logique qui soit quand on regarde la progression des disques passés.
(en gros : la fureur de TDS – cette fois intériorisée x l’introspection et les champs sonores de The Fragile x les expérimentations électroniques et rythmiques de Year Zero).
De fait, l’album divise énormément les fans du groupe, qui l’attendaient de pied (peut-être un peu trop) ferme ! Depuis le streaming et le leak une semaine avant sa sortie, et encore plus depuis que l’album est disponible dans les bacs, les avis divergent du tout au tout. Entre « album génial du retour d’un Reznor en grande forme » et « grosse merde commerciale avec du R’n’B dedans » (sic !!!), on peut lire tout et son contraire.
Les arguments principaux des détracteurs tournent sur 2 points. 1/ on nous avait annoncé un TDS bis, et il n’y a rien ici de la violence et des côtés torturés de cet album culte. 2/ Trent s’est assagi, c’est un gentil papa marié à une bombasse et il est trop heureux pour faire quelque chose de bien.
Perso, je trouve cet album absolument génial, peut-être un de mes préférés de NIN – il faudra laisser un peu de temps passer pour voir ce que ça donne sur la durée. Mais je veux bien me mettre dans la peau de l’avocat du diable 2 secondes – sur ces arguments.
1/ C’est vrai, ça n’a rien à voir avec The Downward Spiral… au premier abord du moins. Musicalement, on est à peu près à l’opposé, et la fureur hallucinante du magnum opus de NIN n’a plus cours ici. On pourra le regretter. Mais en même temps, pourquoi reprocher à l’album de ne pas être un remake d’un disque qu’on a tant aimé ? En ce qui me concerne, peut-être parce que je mets moins TDS sur un piédestal que certains, ça ne me gêne absolument pas que ça n’ait pas grand-chose à voir. On peut surtout acter du fait que ça n’intéresse plus Reznor de repousser les limites de sa violence et qu’il peut légitimement avoir envie d’aller voir ailleurs.
Ce qui nous amène au point 2/ C’est vrai aussi qu’il s’agit là de l’album apaisé un musicien de 45 ans heureux dans la vie, et plus d’un chien fou torturé et drogué qui en veut au monde entier… et alors ??? Est-ce que ça veut dire qu’il en est moins intéressant pour autant ? A voir son exigence musicale à nouveau réaffirmée ici, qui s’applique plus que jamais, j’aurais tendance à dire non. A lire les paroles toujours introspectives et lucides, qui vont explorer d’autres terrains en gardant toujours la même puissance évocatrice, c’est une évidence que le Reznor de Hesitation Marks est le même que celui de The Fragile (allez, vais pas comparer avec TDS pour fâcher personne). Et pourtant, on sait que tout mon background musical est basé sur la noirceur et la violence, qui m’a toujours attiré, encore aujourd’hui, plus que la joie et la bonne humeur. Mais justement, tout jouasse qu’il soit, Reznor ne nous offre pas ici un « album joyeux » - ça reste toujours sombre et hanté, la musique servant ici de soupape de sécurité, en quelque sorte.
Cet album est aussi, et même surtout, indissociable des conditions de sa création. Rappelons que Reznor avait « mis fin » à NIN en 2009 pour se consacrer à d’autres projets après quelques années harassantes qui contrastaient avec les longues périodes de silence du groupe auparavant. Entre 2005 et 2009, Reznor a en effet publié pas moins de 4 albums de NIN et enquillé les tournées les unes aux autres. L’annonce de la fin du groupe a bouleversé les fans, mais elle était compréhensible… et en même temps, on savait bien qu’il y reviendrait un jour ou l’autre.
Et même, on ne s’attendait pas à ce que ce soit si vite ! L’annonce d’un nouvel album à sortir en septembre et d’une tournée d’été le précédant a fait l’effet d’une bombe en début d’année. D’autant qu’elle venait dans la foulée de la publication du premier album de son projet avec sa femme How to Destroy Angels et de quelques concert américains.
Le côté « état des lieux de Trent en 2013 » était alors déjà fortement prévisible. Tout comme on pouvait savoir à l’avance que le thème principal du disque serait celui du « retour ». Thèse confirmé dès la sortie du single, rien qu’à son titre : Came Back Haunted. Et dans Everything, mise à disposition de tous avant la sortie du disque, cette phrase éclairante : « Wave goodbye, wish me well. I’ve become something else ». « Wave goodbye » = nom de la « dernière » tournée de NIN en 2009 ; je suis devenu quelqu’un d’autre depuis, toussa…
Alors il s’avère que ça ne plait pas à tout le monde, mais Hesitation Marks c’est : « voilà, NIN en 2013, c’est ça. Ca vous plait, tant mieux. Ca vous plait pas, allez vous faire foutre, je suis Trent Reznor et je fais ce que je veux comme j’en ai envie ! » (et au temps pour ceux qui pensent que c’est un vendu au grand Dieu commerce).
Moi, ça me convient tout à fait… d’autant plus que ça s’incarne dans une succession de chansons pour la plupart en forme de bombes nucléaires.
Eater of Dreams / Copy of A
Après une courte intro de bruitages électroniques tordus qui met bien dans l’ambiance (et qui pour le coup fait très Downward Spiral !) vient la première déflagration de l’album. On avait déjà entendu Copy of A avant sa sortie, celle-ci ouvrant la plupart des concerts donnés par le groupe cet été. Une chanson d’introduction idéale, avec ses instruments arrivant les uns après les autres, pour constituer une chanson complexe à la texture très travaillée. Rien que de très normal chez NIN - et cette progression imparable, ce mélange d’électronique et de guitares, ces sons tripatouillés dans tous les sens, etc, donnent une chanson parfaite du groupe, une des meilleures du disque et peut-être même de NIN. D’entrée de jeu, ça bute. Et on entend déjà que Reznor fait des efforts particuliers au niveau du chant (qui, il faut le reconnaître, n’a jamais été ce qu’il y avait de plus notable chez lui). Enorme.
Came Back Haunted
Depuis le début, la chanson me fait penser à Survivalism, et elle est à mon avis pour beaucoup dans le fait qu’on rapproche cet album de Year Zero. Mêmes rythmiques synthétiques, mêmes guitares déchirantes, même chant saccadé… Pas original, donc, mais la réalisation est impeccable et le morceau fonctionne parfaitement. C’est donc par cette chanson qu’on aura eu un avant-goût de ce nouvel album. Et on ne pourra pas dire qu’on aura été trompés sur la marchandise ; tant CBH est à l’image de l’album dans son ensemble. C’est à la fois un condensé de tout ce qu’on entendra après dans Hesitation Marks, et aussi déjà cet hybride de tous les styles de NIN en une seule chanson (écouter par exemple la conclusion très Closer).
Find my Way
Celle-là faisait aussi partie des chansons qu’on a pu entendre lors de la tournée des festivals cet été – c’est même la seule nouveauté qu’on ait eu à Rock en Seine. Le rythme se ralentit ici, et il s’agit d’un morceau lent et atmosphérique, toujours plein de bidouillages électroniques. Le chant de Trent, aussi, se fait plus plaintif. Thématiquement, on est à fond dans l’idée de l’album qui parle de changements, ou Reznor se demande ici quel chemin il peut trouver dans sa nouvelle vie. Ce n’est pas aussi beau et planant que les « grandes chansons tristes » du groupe (type Hurt, The Great Below ou évidemment Something I Can Never Have), mais c’est quand même assez grand.
All Time Low
Si le début de l’album est excellent, il reste classique pour du NIN… cette chanson constitue alors le premier grand choc d’un album qui en contiendra d’autres. Rythmiquement proche d’un God Given ou Capital G sur Year Zero, cette chanson va encore plus loin dans une sorte de diversification pop étonnante. A la première écoute, on se demande quelle mouche a piqué Reznor pour nous balancer un truc aussi délirant (on commence à les entendre là, les soi-disant influences R’n’B de l’album !). Après, on s’habitue forcément et, une fois la surprise passée, on découvre une chanson inclassable et totalement fascinante.
Disappointed
Retour au classicisme reznoresque avec cette dernière chanson entendue en live cet été. Et retour à une chanson plus posée et plus atmosphérique – même si elle est aussi plus rythmée que la précédente Find My Way. Les couplets font penser aux chansons les plus électroniques de Radiohead alors que les refrains sont plus dans l’ambiance des chansons période The Fragile. La chanson se termine par une partie instrumentale avec intervention d’un violon électronique ; moment de toute beauté.
Everything
Voila la chanson qui a fait couler beaucoup d’encre jusqu’ici – seule chanson rock de tout l’album, avec grosses guitares, basse et batterie en renfort… c’est aussi la chanson la plus courte du disque (à l’exception des 2 instrumentaux d’intro et de conclusion évidemment), et la plus « classique » dans sa forme. Ses détracteurs crient à la daubasse FM et comparent avec des groupes de rock honteux dont je ne citerai pas les noms dans une critique de NIN, allant jusqu’à la qualifier de chanson de Boy’s Band. C’est vrai que c’est le morceau le plus faible de l’album… mais à mon avis c’est loin d’être honteux. C’est plus proche d’un Foo Fighters de son pote Dave Grohl que de Sum 41, et c’est pas désagréable du tout. Sans compter, comme je l’ai dit plus haut, qu’au niveau des paroles c’est pile poil dans le concept de l’album. En fait, on dirait carrément du Cure, notamment avec ce petit riff de guitare juste après le premier refrain qui est presque calqué sur Just Like Heaven ! On imagine bien que cette chanson est un petit plaisir coupable que s’est offert Trent ; et si ce n’est pas génial, il n’y a pas non plus de quoi crier au scandale (d’autant que c’est le seul dans tout l’album).
Satellite
Après la chanson pop du disque, voici que débarque la plus “dansante” ! Encore plus que All Time Low, ce Satellite donne à entendre la conception que Reznor se fait d’un morceau pour les dancefloors. C'est-à-dire qu’il ne faut pas s’attendre à du Justin Timberlake mais à une redoutable lame de fond qui emporte tout sur son passage. Trent s’amuse comme un fou à empiler les couches d’instruments et multiplie les ruptures de ton et de rythme. Jusqu’à terminer la chanson sur une atmosphère plus planante, où elle devient purement NIN-ienne. Encore un morceau bien accrocheur et surprenant.
Various Methods of Escape
Certainement ma chanson préférée de l’album, avec Copy of A. Merveille à la construction exemplaire, elle explore à nouveau toute la palette de NIN. Commençant sur un rythme lent et des sons électroniques, elle laisse place à un superbe refrain entraînant aux guitares abrasives. La dernière partie est purement dans la lignée de The Fragile (la chanson, et plus généralement l’album), et déchire tout. En revenant là aux racines de sa musique au sein d’un album singulièrement différent, Trent nous fait un superbe cadeau – une chanson dont on voit mal comment elle ne pourrait pas devenir un nouvel hymne du groupe. Notons aussi qu’il a rarement (jamais ?) aussi bien chanté qu’ici. Enorme bis.
Running
Retour à l’expérimentation à base de sons synthétiques et de rythme étranges et cassés avec cette chanson qui doit être dans celles que j’aime le moins de l’album. C’est bien, c’est intéressant dans sa manière d’utiliser l’électronique pour faire un morceau assez speed, et surtout ça reste bien en tête après écoute. Mais c’est aussi loin d’être aussi bien que ce qui précède et suit (manque de bol, la chanson se trouve en plus entre 2 des meilleures – c’est peut-être d’ailleurs pour ça qu’elle paraît plus faible).
I Would for You
La chanson qui complète mon Top 3 de l’album. Qu’on suppose être une sorte de déclaration d’amour à sa femme à la lecture des paroles (je ferais tout pour toi, même le pire, etc), ce qui n’en fait pas pour autant une chanson joyeuse (à comparer avec la Lovesong de Robert Smith écrite pour son mariage ; c’est pas le même univers du tout !). Les couplets sont même déclamés sur un angoissant nappage de machines dans une ambiance carrément glauque. Alors que les refrains retrouvent ce sens de l’épique déjà présent plus tôt dans Various…, et que là aussi ça se termine avec des guitares et un piano qui donnent l’impression de revenir à la maison. Enorme, ter.
In Two
Comme à chaque fois depuis le début de l’album que Reznor revient à des ambiances connues, il alterne avec un truc très conceptuel et bizarroïde dans la foulée. En l’occurrence une des chansons les plus étranges du disque (ce n’est pas peu dire !), faisant le grand écart entre la noirceur, une électro pleine de vocoders à la Daft Punk, du dansant, de la pop… et dont la seconde moitié est une longue digression instrumentale atmosphérique on ne peut plus NIN-esque. Indescriptible, déroutant, et encore une fois terriblement addictif.
While I’m Still Here / Black Noise
Pour terminer, Reznor a comme toujours (ou presque) porté son choix sur une chanson lente et calme. Sauf que cette fois, la beauté tire-larmes d’un Right Where It Belongs (pour ne pas reciter des chansons déjà citées plus haut) s’efface sous de nouvelles recherches sonores. Non, le refrain est bien dans la lignée magnifique des morceaux bien connus de fin d’album de NIN. Pour le reste, Trent continue de jouer avec ses machines et instruments, utilise un sample bluesy de Hank Williams (c’est super beau), joue du saxo ( ???), s’amuse avec ses synthés. Une fin d’album apaisée et douce, superbe… jusqu’à l’instrumental final, qui boucle avec le début dans des bruitages sonores de fin du monde qui s’arrêtent net en laissant l’auditeur dans un état étrange entre frustration et la plénitude d’arriver au bout d’un chemin étonnant parcouru au cours d’un album plein comme un œuf.
Un dernier mot (enfin, plusieurs - même si ça faisait longtemps que j’avais pas fait aussi long !).
Pour parler des qualités techniques de l’album et du mixage, évidemment un point fondamental de toute production reznoresque qui se respecte ! Comme d’habitude, Trent a quasiment tout fait tout seul comme un grand, toujours muré dans son attitude de despote faisant joujou avec sa créature. Non seulement il a conçu l’album et écrit les chansons seul, mais à lire les crédits de chacun des morceaux, il a même joué de presque tous les instruments (guitares et basses évidemment, piano comme toujours, synthés, percussions, même le saxo c’est lui), programmé les machines, s’est occupé de tout le design sonore. Ont quand même participé de temps en temps à ses côtés les fidèles Ilan Rubin (pour les rares parties faisant appel à une batterie non électronique) ou Alessandro Cortini. Mais aussi, plus étonnant, des gens comme Lindsey Buckingham (ex Fletwood Mac !) ou le guitariste vétéran Adrian Belew (qui aurait dû faire la tournée mais ne s’est pas entendu avec Trent et a été remplacé par un autre fidèle, Robin Finck).
Pour l’enregistrement de l’album, Reznor a à nouveau fait appel à son complice inséparable du moment Atticus Ross, et à un autre sorcier des studios, Alan Moulder. Le résultat est à la hauteur de la conjugaison de ces talents, dont on connaît l’exigence maniaque (et l’égo démesuré) : une enveloppe en béton armé pour faire briller les nouvelles compositions de Reznor de tous leurs feux.[/i]