Interview très intéressante de Damon Lindelof dans Télérama, qui revient sur les fins de série en général, et celles de Lost et The Leftovers en particulier.
Il est périlleux de conclure une série. Damon Lindelof, co-créateur de Lost, en sait quelque chose. Il y a sept ans, il a dû affronter la colère de milliers de fans mécontents de la fin de son histoire. A 43 ans, le co-scénariste de Prometheus et Star Trek into darkness s’apprête à achever une autre série, la formidable The Leftovers, dont l’ultime saison débute sur OCS City. Dans ce drame mystique, inspiré d’un roman de Tom Perrotta, 2 % de la population mondiale se volatilisent subitement, sans explications. Face à cet événement incompréhensible, des personnages tentent de faire un impossible deuil. Alors qu’il présidera à partir du 13 avril le jury international du festival Séries Mania, à Paris, Damon Lindelof revient sur ce récit métaphysique et universel.
The Leftovers est-elle une série sur le deuil ?
« Elle parle de perte plus que de deuil. Le deuil est un processus codifié, qui varie souvent en fonction de votre religion. La "disparition" qui ouvre la série n’est pas une mort. C’est un phénomène qui interdit toute résolution et pour lequel il n’existe aucune réponse "normale", aucun code social ou religieux établi. Il faut inventer de nouveaux mécanismes. Comme dans Lost, nous réfléchissons au sens de la vie dans un monde dont la signification profonde nous échappe. »
Comment raconter à travers un récit choral une histoire cohérente sur un sujet si complexe ?
« Le concept de The Leftovers est digne d’un blockbuster hollywoodien, mais c’est une histoire intimiste. Comme spectateur, je suis moins intéressé par Independence Day, qui montre une invasion extraterrestre vue par nos dirigeants et des militaires, que par Signs, de M. Night Shyamalan, qui la met en scène du point de vue d’une famille de fermiers. Les personnages de The Leftovers ne cherchent pas à sauver le monde, ils agissent pour soigner leurs blessures et trouver une paix intérieure. Leurs émotions naissent dans un monde proche du fantastique, mais elles sont universelles – nous avons tous peur de voir partir ceux qu’on aime. »
Les émotions peuvent-elles avoir autant de sens que les faits ?
« Si les Américains ont voté pour Donald Trump, ce n’est pas en se basant sur des faits, mais sur leurs émotions. L’erreur de ses opposants, dont je faisais partie, est d’avoir cru qu’on pourrait les raisonner, leur dire “regardez ce type, il est horrible, il ment, il est incompétent”. Mais ses électeurs se sentaient ignorés, méprisés, et ils ont réagi émotionnellement. Je comprends la colère et la peur comme je comprends l’espoir. En tant que scénariste, je dois aussi être capable d’étudier les émotions d’autrui – et de questionner les miennes. »
Vos séries disent qu’on ne peut pas tout comprendre...
« On a beau réfléchir à ce qui pourrait arriver, lorsqu’un drame nous frappe, on n’est jamais armé pour tenir le choc. Mon père est mort après une longue maladie, j’ai donc pu anticiper sa disparition. Mais à peine était-il parti que j’ai ressenti un traumatisme, quelque chose de physique, une nouvelle émotion. La première réflexion qui nous vient dans un tel moment est “je ne comprends pas ce qui se passe” – il n’y a pourtant rien de plus clair que la mort de quelqu’un. Si j’avais la foi, cette confusion n’aurait peut-être pas existé. Je me serais dit qu’il est au paradis, en paix. La religion est un antidote à la confusion. Elle apporte des réponses aux grands mystères de notre existence. »
The Leftovers met d’ailleurs à l’épreuve la foi de ses personnages, dont l’un est pasteur.
« Dans la série, il est plus question de mysticisme que de religion. “Mysticisme” et “mystère” ont la même racine latine. Il s’agit de proposer un regard sur le monde qui défie les conventions. Dans la première saison, un personnage surnommé Wayne le Saint prétend pouvoir faire disparaître la peine des gens en les serrant dans ses bras. A-t-il un pouvoir divin ou est-il un escroc ? Et quand bien même serait-il un escroc, son escroquerie peut-elle accomplir des miracles si les gens y croient ? La saison 2 se passe dans une ville rebaptisée Miracle, où personne n’a disparu, et où vit un homme qui semble connecté avec la mort, Virgil. J’ai été élevé dans la foi juive, j’ai donc lu et relu la Bible, et j’ai toujours été fasciné par le Livre de Job, qui est à mon sens le texte sacré le plus intéressant par ce qu’il dit de l’expérience humaine et de la souffrance qui l’accompagne. »
Une fiction doit-elle poser des questions ou y répondre ?
« On dit souvent qu’un bon récit ne vaut pas pour les réponses qu’il apporte, mais pour le chemin qu’il faut suivre pour les trouver. Je préfère dire qu’il vaut surtout pour l’absence de réponses. Elles ne seront jamais à la hauteur des questions, à moins qu’elles ne dépassent la simple explication pour présenter quelque chose de métaphysique, de plus profond. Quand la fin de Lost a approché, nous avons souhaité éclaircir les mystères semés tout au long de la série. Nous y sommes à moitié parvenus. Il aurait fallu laisser quelques questions sans réponse, gérer la frustration des téléspectateurs sans vouloir à tout prix expliciter ce qu’ils ne comprenaient pas. »
N’est-ce pas une qualité des fictions d’auteur de laisser le spectateur libre de son analyse ?
« Absolument, mais l’auteur doit avoir une intention précise. Je suis un admirateur des films de Michael Haneke. Dans Caché, Le Ruban blanc, Amour ou Funny Games, il utilise des mécanismes narratifs complexes, mais laisse planer une grande ambiguïté et fait confiance au spectateur pour qu’il saisisse ses intentions une fois le film terminé. Si vous lui demandez d’éclaircir son histoire, il vous répondra que le film montre tout ce qu’il y a à voir. C’est exactement ce à quoi j’aspire. En tant qu’auteur, je dois savoir où sont partis les “disparus” de The Leftovers… mais je ne suis pas tenu de vous le dire. »
Showrunner, vous supervisez aussi la mise en scène de vos séries. Quelle importance a-t-elle ?
« Créer une série, c’est d’abord imaginer son histoire, se réunir avec des auteurs, la coucher sur le papier. Puis accepter de lâcher prise, de la laisser vivre une deuxième vie. L’envoyer à New York, au Texas ou en Australie, là où ont été tournées les trois saisons de The Leftovers. Accepter que les metteurs en scène et les acteurs se l’approprient, en regardant discrètement par-dessus leur épaule, mais sans interventionnisme. Puis, une fois dans la salle de montage, découvrir leur lecture. Et redécouvrir l’histoire. Réaliser que ce que l’on croyait triste peut être drôle. Que le même texte peut déboucher sur deux interprétations opposées. Puis mélanger leur regard avec ce qu’on avait imaginé. Mon job est de me placer au croisement des visions. De choisir la plus juste non d’un point de vue logique, mais en fonction de ce que je ressens au fond de moi. »
La série télévisée serait un art du dialogue, or The Leftovers est riche en silences…
« Cette idée que la série repose essentiellement sur ses dialogues convient aux œuvres de Aaron Sorkin (A la Maison-Blanche) – sans doute le meilleur dialoguiste de notre époque – ou de Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy). Mon originalité tient plutôt à ma façon de raconter les histoires et à mon attachement à ce que j’appelle les “moments de solitude”. Je m’applique à écrire des scènes où mes personnages se retrouvent seuls, où ils ne parlent pas. C’est dans ces moments d’intimité que l’on perçoit le mieux leur personnalité et leur vision du monde – contrairement aux scènes de dialogue, qui laissent plus de place au regard d’autrui. La plupart des personnages de The Leftovers sont apparus seuls dans leurs premières scènes. C’est un moyen de tout de suite entrer dans leur tête. »
Gustave Flaubert a écrit : « La rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité […] Les plus grandes œuvres n’ont jamais conclu. » Faut-il absolument « conclure » une série ?
« Tout dépend de comment vous concluez. La dernière scène des Soprano est la meilleure fin de série de tous les temps (le dernier épisode est brutalement interrompu par un écran noir). Elle a fait débat, mais je la trouve remarquable parce qu’elle ne clôt pas l’histoire, mais seulement la série. Comme la fin de Mad Men, elle aussi magnifique, elle dit “voilà, c’est fini, mais la vie continue au-delà des images que vous voyez”. Il y a là quelque chose de plus profond qu’une simple conclusion. Le téléspectateur quitte l’œuvre en s’interrogeant, en réfléchissant à la suite des événements. Il faut une résolution des tensions, une conclusion émotionnelle, pas nécessairement un dénouement de l’intrigue. D’un pur point de vue philosophique, je suis d’accord avec Flaubert, mais l’âme humaine est tellement exposée à la tristesse, au désespoir, à la peur, elle est source de tant de doutes que nous avons besoin d’un peu de réconfort. Il est dur d’accepter l’angoisse existentielle que provo-quent nos ignorances, et bien plus simple d’embrasser l’illusion du savoir. Il en va de même pour les fins de séries. Mieux vaut qu’elles soient ouvertes, ambiguës, mais qu’elles résolvent quelques éléments de l’intrigue pour apaiser notre peur de l’inconnu… »